La RVF : Le classement de la Champagne à l’Unesco a été une excellente nouvelle. Que représente-t-il et qu’implique-t-il pour les Champenois ?
Francis Égly : Au niveau international, cela devrait permettre à la
Champagne d’être mieux connue, mais en ce qui concerne les vins cela ne va pas changer grand-chose. On peut parler d’une dynamique supplémentaire pour faire comprendre nos vins.
Vincent Bérèche : Il faudra maintenant produire un effort pour rendre notre vignoble plus beau.
Bruno Paillard : Tout d’abord, je tiens à rendre hommage au regretté Pierre Cheval qui a porté ce projet et à rappeler qu’il est né au sein du Comité interprofessionnel des vins de Champagne (CIVC), avec l’appui de Cécile Bonnefond, ex-dirigeante de Veuve Clicquot, de Charles Heidsieck et de Piper-Heidsieck.
Raphaël Bérèche : Pierre Cheval et son équipe ont fait un travail considérable, le vignoble, les coteaux, les caves, les beaux ouvrages réalisés par nos ancêtres sont valorisés. C’est une grande chance.
Pierre-Emmanuel Taittinger : Ce classement est comme un point de départ. Le vignoble a devant lui un énorme travail d’embellissement. La Champagne a été défigurée par la Première Guerre mondiale. Peu de villes et de villages de Champagne, à l’instar d’Hautvillers, le berceau du champagne, ont été reconstruits dans un souci esthétique. La
Bourgogne et l’Alsace n’ont pas ce problème patrimonial. En Champagne, les vignerons et maisons n’attirent que 400 000 visiteurs par an, alors qu’à elle seule la cathédrale de Reims en accueille 1,5 million. Il y a donc un effort d’embellissement à faire.La RVF : Ce classement peut-il aider la Champagne à mieux protéger son nom, notamment aux États-Unis où l’on continue à produire des vins effervescents vendus sous le nom de “champagne” ?
Bruno Paillard : Ce classement donne chair et lieu au champagne et à la Champagne. Il est donc évident qu’il peut jouer un rôle dans les négociations avec les États-Unis. Mais l’on sait aussi que les enjeux politico-financiers nous dépassent totalement. Rappelons qu’en 2006, l’Europe s’est couchée devant les États-Unis, face à la menace d’une taxation sur les spiritueux. Je dois dire que les deux grands groupes français de spiritueux ont été complices de cette reddition sans condition. Cette fois, nous veillons au grain, nous avons même obtenu le soutien des deux groupes français de spiritueux et du gouvernement français pour aller au bout de cette affaire. La question des indications géographiques est également sur la table des négociations. Et elle ne concerne pas que la Champagne.
La Bourgogne avec la mention “Burgundy”, Chablis, Sauternes, Chianti, l’Allemagne avec la mention “Rheinwein” et le Portugal avec la mention “Port” pour le porto sont également partie prenante dans ce dossier face aux États-Unis qui s’opposent pour le moment à toutes formes de reconnaissance de ces mentions géographiques. Pour combien de temps ?

LA CONCURRENCE DES AUTRES VINS EFFERVESCENTS
La RVF : La marque “champagne” est attaquée par des concurrents comme le prosecco italien et le cava espagnol. Quelle est la stratégie des Champenois ?
Bruno Paillard : Une précision importante, c’est sur ce point que l’approche diverge avec les États-Unis : vous ne pouvez pas parler de marque. Une marque est un bien privé, on en est propriétaire et l’on peut la céder. Champagne n’est donc pas une marque, mais une appellation. C’est tout à fait différent. C’est un bien commun régi par des règles communes acceptées par tous les participants dès lors qu’ils les respectent.
Pierre-Emmanuel Taittinger : Sur le plan purement logique du terme, c’est une appellation, mais il n’empêche qu’à mes yeux il s’agit aussi d’une marque, d’un symbole. N’oublions pas non plus que la Champagne représente 300 millions de bouteilles sur les 4 milliards de flacons de vins effervescents produits dans le monde par an. Comme nous ne produirons jamais 4 milliards de bouteilles en Champagne, je ne considère pas ces gens comme des concurrents, mais comme des producteurs de vins effervescents, parfois de très bonne qualité, quelquefois vendus plus cher que des champagnes. Malheureusement, sous le nom “champagne” sont vendues à la fois des bouteilles à moins de dix euros et d’autres à plus de cent euros. Est-ce possible ? Enfin, comment ne pas voir que les grandes maisons de champagne, à l’exception de Taittinger, jouent d’abord la carte de leur marque et pas assez celle de la marque “champagne”. Si les maisons sont des clubs de Ligue 1, l’appellation Champagne représente l’équipe de France. On ne mouille pas assez le maillot pour la marque “champagne”. Aujourd’hui, ce mot perd de sa valeur, il n’y a aucune publicité collective lancée pour la promotion de la marque “champagne”. Le mot “champagne” mérite un investissement publicitaire massif dans certains pays porteurs. Les vignerons y sont assez favorables, mais la grande majorité des maisons de champagne s’y oppose.
Raphaël Bérèche : La communication collective est toujours assez compliquée. En ce qui nous concerne, nous sommes à l’origine, avec le domaine Laherte, de l’événement “Terres et vins de Champagne” qui réunit pendant une semaine des dégustateurs, sommeliers et importateurs venus déguster des vins clairs. En 2009, nous en avons accueilli 150, l’an dernier, ils étaient plus de 400. Cela apporte une dynamique incroyable, nous le faisons aussi pour la Champagne.
Francis Égly : Depuis longtemps, les maisons ont surtout développé leur marque à l’international, voire se sont installées aux États-Unis ou en Angleterre, comme vous monsieur
Taittinger ou la maison Moët avec les domaines Chandon. Ces maisons continuent à communiquer beaucoup autour de leur marque, même si aujourd’hui on peut entendre un discours nouveau, comme celui de Pierre-Emmanuel Taittinger. Le problème, c’est que l’énergie de la Champagne part un peu dans tous les sens. De notre côté, comme d’autres vignerons, nous organisons au domaine un événement baptisé “Trait d’Union”.
Alexandre Bader : Je suis entièrement d’accord avec ce que vient de dire Francis. On défend la Champagne, mais aussi notre croûte, que l’on soit vigneron, maison ou coopérative. Je reviens d’un voyage de deux semaines en Asie et aux États-Unis. Je suis allé défendre la France auprès du consulat général, des ambassadeurs et ensuite j’ai défendu ma cause, en l’occurrence la maison
Billecart-Salmon. Nous sommes-là avant tout pour défendre la Champagne. En ce qui concerne la concurrence, je ne rejoins pas Pierre-Emmanuel, nous voici devant une concurrence féroce. Lorsque je vois certains sommeliers de restaurants prestigieux de Paris, Vancouver, New York ou Tokyo faire l’apologie de certains pétillants et ne plus parler de champagne, cela me contrarie beaucoup. On se retrouve face à des cavas, des sparklings australiens. Et petit à petit, on recule, on s’efface…
Bruno Paillard : Certes, la concurrence est rude et nous ne faisons pas le poids en termes de volumes. Mais il faut relativiser. Si nous représentons à peine 10 % de la production mondiale de vins effervescents en volumes, nous pesons 55 % du chiffre d’affaires, hors taxe, départ de cave, soit 4,4 milliards d’euros. C’est tout de même un succès considérable que le monde entier nous envie. Aujourd’hui, les Catalans produisent plus d’effervescents que nous, mais pour un chiffre d’affaires dix fois moindre. Ce qui pose une autre question, celle de la marge. De nombreux proseccos et cavas sont proposés dans les restaurants au même prix que les champagnes alors qu’ils ont été acquis par le restaurant à un prix bien plus faible.
Pierre-Emmanuel Taittinger : Ces marques de proseccos et de cavas ont des coûts de production beaucoup plus faibles que les nôtres et investissent davantage dans le marketing. Quand tel sommelier d’un palace parisien vous explique que tel cava lui propose 20 000 euros pour promouvoir sa marque alors que nous, Champenois, ne lui offrons qu’une vasque et trois seaux, cela fait réfléchir. Il faut le dire, nous mettons énormément d’argent dans la matière première. Le prix du raisin revient extrêmement cher (jusqu’à 6 euros le kilo dans les grands crus, ndlr). Or, nous investissons moins d’argent dans le marketing qu’il y a vingt-cinq ans. C’est préoccupant.
Francis Égly : Pour moi, la concurrence vient en premier lieu de la Champagne et non des proseccos et autres cavas. La qualité très moyenne de certains champagnes bradés à moins de dix euros est une menace tout aussi pressante que les bulles italiennes. Si l’on tire vers le bas avec des champagnes bon marché, on ne risque pas de redorer le blason de la Champagne. C’est en augmentant la qualité des vins que l’on fera la différence.
Alexandre Bader : Oui, mais la concurrence vient aussi de l’extérieur. Aujourd’hui, dans de nombreux hôtels dans le monde, beaucoup  de sommeliers ne veulent plus dépenser vingt dollars dans une bouteille de champagne. Ils préfèrent un effervescent italien ou californien moins cher qui leur permet d’augmenter fortement leur marge.
Pierre-Emmanuel Taittinger : La première marque de vins effervescents, hors champagne, produite en France, est une marque des Grands Chais de France, dont le prix de revient à la bouteille est d’un euro. Lorsque Moët a sorti sa cuvée Ice Impérial, Grands Chais de France a sorti à son tour sa cuvée Ice (sous la marque Ice Arthur Metz, avec un packaging très similaire, ndlr), vendue évidemment beaucoup moins chère. Voilà qui sont nos concurrents !
dégustateurs

LA QUESTION SENSIBLE DU COÛT DE PRODUCTION
La RVF : Aujourd’hui, quel est le prix de revient d’une bouteille de champagne ?
Francis Égly : Avec les frais de commercialisation, un domaine comme le nôtre, même s’il dépense un peu d’argent autour de sa bouteille en investissant par exemple dans des fûts, affiche un coût de production inférieur à dix euros.
Bruno Paillard : Vous ne comptez pas le marketing dans ce prix ?
Francis Égly : Le marketing, je le fais moi-même, mais je n’ai que cent mille bouteilles à vendre. J’effectue quelques déplacements dans l’année. Je ne vais pas ajouter un euro au prix de ma bouteille pour commercialiser ma production. J’aimerais aussi répondre à monsieur Taittinger qui remet en cause le prix du kilo de raisin de champagne, trop cher selon lui. Pour moi, là n’est pas le problème. En revanche, j’estime que les négociants devraient être plus exigeants sur la qualité des raisins qui leur sont livrés.
Pierre-Emmanuel Taittinger : Je ne dis pas que les raisins sont trop chers. Je relève que l’argent que l’on injecte dans la matière première ne va pas dans le marketing.
Raphaël Bérèche : Nous avons clairement manqué la valorisation du champagne. Le champagne n’est pas vendu assez cher. Si le kilo de raisin augmente et que dans le même temps le négociant fait aussi monter la valeur de son produit, nous serons tous gagnants. Pour ma part, je ne me sens pas en concurrence avec ces vins pétillants. Et je crois qu’il faut accentuer le décalage entre nous et eux.
Alexandre Bader : Je représente la maison Billecart-Salmon, une petite maison de champagne familiale, et je suis fier de nos vins, mais lorsque je me retrouve dans un hôtel cinq étoiles de Tokyo avec un très beau bar et que dans une grande vasque en argent offerte par une grande maison champenoise, je ne vois plus qu’un seul champagne au milieu de quatre effervescents cela m’inquiète. Car quelques-uns de ces vins effervescents, il faut bien en convenir, sont excellents. Certains Champenois ont fait n’importe quoi. En décembre dernier, dans le métro parisien, une pub de supermarché annonçait un champagne à dix euros : avec les tickets de remise en caisse, le client pouvait l’acheter pour huit euros, c’est une honte ! Le marché est difficile, la concurrence rude sur les marchés, y compris entre Champenois. Il ne faut pas le cacher, des maisons, des coopératives et même des vignerons n’hésitent plus à brader leur production avec les résultats que l’on connaît.
Bruno Paillard : Il y a ceux qui servent la Champagne et ceux qui s’en servent, qu’il s’agisse de vignerons, de maisons ou de coopératives. Malheureusement, qu’est-ce qui peut expliquer que certains prix soient aussi bas ? Je n’ai pas la réponse, car je ne produis pas de champagnes à dix euros. Certes, quand notre groupe Boizel Chanoine Champagne a racheté Lanson, en 2006, il a hérité de la maison Burtin dont c’était la spécialité. Nous avons arrêté ce type de marché, repris depuis par certaines coopératives et de nouveaux acteurs. Concernant le prix de revient, une bouteille d’un champagne millésimé, issu exclusivement de vignes en grand cru et qui a passé dix ans en cave, coûtera toujours plus cher qu’une bouteille d’un champagne d’entrée de gamme élaboré avec des raisins de petit cru, des vins de presse et un peu de taille et qui n’aura vieilli qu’un maximum de quinze mois. Ce qui est pathétique, c’est que ce type de produit porte le nom de champagne.
Francis Égly : Attention à une chose : lorsque l’on explique que produire une bouteille de champagne de qualité revient à dix euros, dans l’esprit du consommateur, tous les producteurs qui vendent beaucoup plus cher sont des voleurs. Or, il ne faut pas oublier qu’à ce coût, il faut ajouter le foncier, l’amortissement, les droits de succession qui sont très importants quand le vignoble atteint des prix de 1,5 million d’euros l’hectare. Enfin, il y a les coûts de commercialisation. Pour un petit producteur, voyager pour vendre son champagne à l’international a un coût. Gare aux amalgames.

LA RÉVOLUTION DU TERROIR
La RVF : Pour se distinguer des maisons, les vignerons mettent en avant la production d’un champagne de terroir avec l’identification du lieu de production. Est-ce un bouleversement ?
Raphaël Bérèche : Partir de la vigne pour élaborer et vendre du vin de Champagne permet naturellement de mieux séduire le public. Et de se distinguer des autres effervescents.
Francis Égly : Plusieurs journalistes et dégustateurs ont jugé que certains vignerons produisaient des champagnes décalés, différents, par rapport à ce que l’appellation proposait normalement. Cette distinction a tiré l’appellation vers le haut et incité de nombreux vignerons à mieux travailler. Je pense que la maison Bérèche en est un bel exemple, comme les Selosse, Égly ou Larmandier. Et cette émulation a créé une certaine dynamique en Champagne.
Alexandre Bader : Les vignerons ont certainement porté haut les couleurs de la Champagne et ont peut-être aussi remodelé le style des vins de certaines marques.
Bruno Paillard : Je voudrais revenir à la notion de terroir évoquée à l’instant. En filigrane, on peut distinguer derrière, comme en opposition, la notion d’assemblage. Je vous rappelle que nous sommes le vignoble le plus septentrional de France. Afin de garantir à nos clients la régularité des vins, et ce malgré la grande variabilité climatique, les Champenois ont inventé l’assemblage. De ce fait, en Champagne, la personne est au moins aussi importante que le sol. La notion de terroir a donc un peu disparu au fil du temps et je crois que personne ici ne contestera que son retour au goût du jour est une bonne chose.
Vincent Bérèche : Un terroir, c’est un sol, un climat et un vigneron. Même si le principe d’assemblage reste la base en Champagne, le producteur qui peut mettre en place une conduite parcellaire de sa vigne ne doit pas s’en priver.

L'EXIGENCE CROISSANTE DE TRANSPARENCE
La RVF : Il est reproché au champagne de manquer de transparence sur ses étiquettes. La date de dégorgement, l’assemblage ou l’origine des raisins sont rarement mentionnés. Qu’en pensez-vous ?
Pierre-Emmanuel Taittinger : Aujourd’hui, grâce à des technologies comme le QR Code, les consommateurs peuvent scanner leur bouteille avec leur smartphone et obtenir instantanément des informations précises sur chaque cuvée de Taittinger. De nombreuses autres marques proposent ce service utile.
Bruno Paillard : Les vignerons ont apporté des précisions sur les étiquettes, mais je voudrais rappeler que la première à avoir inscrit la date de dégorgement sur tous ses vins était la maison Bruno Paillard, dès 1983. En matière de transparence, il n’y a pas de monopole des vignerons. Depuis cette époque, nous écrivons que nous n’utilisons pas une seule goutte de taille dans notre champagne (le jus issu de la seconde presse, plus amer et végétal, ndlr). Beaucoup de maisons disent la même chose, mais ce n’est pas souvent écrit sur les contre-étiquettes. Par ailleurs, l’inscription depuis très longtemps de la date de dégorgement a valorisé les anciens dégorgements, certains sont même devenus des collectors.
dégustateurs
VIGNERONS ET NÉGOCIANTS, ALLIÉS OU EN RIVALITÉ ?
La RVF : Les relations entre négociants et vignerons ont parfois été tendues. Est-ce toujours le cas ?
Pierre-Emmanuel Taittinger : Toutes les grandes maisons de champagne ont été créées par des vignerons. Monsieur Jean-Rémy Moët, lorsqu’il a commencé, était vigneron et possédait en tout et pour tout un hectare de vignes. Plusieurs années plus tard, son nom est devenu une marque mondiale. Alors une question à nos amis vignerons : que ferez-vous, messieurs, lorsque vous commencerez à avoir du succès avec vos vins ? Deviendrez-vous négociants ? En Champagne, de plus en plus de vignerons sérieux, comme Anselme Selosse, optent pour cette voie…
Raphaël Bérèche : Oui bien sûr. D’ailleurs, mon frère et moi sommes également négociants.
Pierre-Emmanuel Taittinger : Je suis content de vous l’entendre dire ! Vous n’êtes donc plus des vignerons, vous commencez à devenir des marques. Il faut l’assumer ! Quand je vais à New York ou Hong Kong et que j’entends un vigneron dire qu’il est bon parce qu’il est petit, que se passe-t-il ? Le sommelier, sous le charme, biffe une grande marque de la carte et on met à la place les vins de ce petit vigneron, qui, comme il est inconnu, ne se vend pas. Et cela se termine par la disparition des champagnes au profit d’effervescents italiens ou espagnols. Quand un petit vigneron prend la responsabilité de descendre une grande marque sur un marché alors que lui-même ne peut pas suivre, car sa production est limitée, c’est dramatique pour toute la Champagne. C’est ainsi que certains sommeliers assurent que les quinze plus grandes marques de vin ne sont plus des champagnes.
Raphaël Bérèche : J’ai débuté en 2003 et, dans la foulée, j’ai effectué mon premier voyage au Japon pour présenter mes vins. Je faisais partie d’une délégation de vignerons. Mes champagnes étaient les plus chers au sein de notre petit groupe. À côté de moi, se trouvait un vigneron qui n’a vu personne durant tout le séjour. Il a alors décidé de baisser ses prix. Cela a été terrible pour la Champagne. Mais il reste à poser cette question : pourquoi l’a-t-on laissé partir vendre ainsi son champagne ?
Francis Égly : Vendre du champagne, c’est aussi un métier. Tout le monde ne sait pas le faire. Certains négociants excellent dans la commercialisation de leurs vins, d’autres ne font pas mieux que la plupart des vignerons.

LE GOÛT DU CHAMPAGNE
La RVF : Le style du champagne a-t-il changé depuis une trentaine d’années ? Ou bien est-il intemporel ?
Alexandre Bader : Aujourd’hui, la Champagne produit environ trois cents millions de bouteilles par an. Derrière se cache une grande palette de styles, car il s’agit aussi de satisfaire les goûts des consommateurs du monde entier. Nous trouvons ainsi des vins légèrement oxydés, élevés en fûts, en foudres, en cuves inox, des vins d’assemblage ou des parcellaires, des blancs et des rosés. Quelle diversité ! Le rosé de Billecart-Salmon, par exemple, va être très différent de ceux de Taittinger, de Gosset et de Bruno Paillard. Et lorsque je vais en Chine, en Indonésie ou encore aux États-Unis, je vois bien que les clients goûtent nos champagnes différemment. Il faut garantir cette richesse.
Pierre-Emmanuel Taittinger : Chez les dégustateurs professionnels, la tendance est de mettre en avant des champagnes toujours plus secs ce qui, à mon sens, est une erreur. N’oublions pas que le sucre demeure un exhausteur de goût lorsqu’il est adroitement dosé. Du reste, dans bien des champagnes non dosés, on ne distingue pas toutes les différentes fragrances qui composent leur palette aromatique.
Raphaël Bérèche : Il est vrai qu’un vin non dosé s’affaisse plus rapidement lors de l’élevage qu’un vin dosé. Il faut également rappeler que le sucre est un excellent conservateur durant l’élevage.

LA QUESTION DU BIO EN CHAMPAGNE
La RVF : Le développement de la viticulture biologique en Champagne est un phénomène nouveau apporté par certains vignerons. Où en êtes-vous ?
Francis Égly : Pour ma part, je ne revendique pas travailler en bio, même si nous avons toujours respecté les sols que nous labourons. Nous n’avons jamais utilisé les fameux composts urbains (compost issu des poubelles de Paris, répandu dans les vignes champenoises dans les années 80 et au début des années 90, ndlr). Pour moi, le bio est une philosophie qui ouvre l’esprit, une alternative aux méthodes culturales employées partout, à l’usage excessif des produits phytosanitaires épandus à une certaine époque. Je ne suis pas un intégriste du bio, mais je vais dans cette direction.
Pierre-Emmanuel Taittinger : Chez Taittinger, nous avons toujours prêté attention à nos vignes. Pour vous donner un exemple, notre vignoble est planté à 95 % en sélection massale. Depuis une quinzaine d’années, la plupart des maisons et un certain nombre de vignerons sont attentifs à la façon de cultiver leur vignoble. En revanche, je crois que le bio ne doit pas être la négation de la science. Lorsque je rencontre un vigneron bio, il m’arrive de lui demander s’il compte se soigner avec des pâquerettes si un jour, par malheur, il était atteint d’un cancer.
Raphaël Bérèche : Si la Champagne avait plus d’ambition, elle inscrirait dans son cahier des charges l’abandon des désherbants chimiques, comme à Saumur-Champigny.
Bruno Paillard : Tout à l’heure, vous parliez du compost urbain, j’aimerais revenir sur ce sujet car c’est moi qui, avec l’appui du CIVC, l’ai fait interdire en 1997. Ce fut une longue bataille car qui était contre ? Le syndicat général des vignerons ! Pour ce qui est du bio, je possède une petite propriété certifiée en Provence, mais cette région méridionale n’est pas soumise au même climat que la Champagne. Ici, je travaille 89 parcelles réparties dans quatorze crus. Elles ne sont pas certifiées bio, mais elles sont toutes sont labourées. Je les ai toutes achetées à de petits vignerons et, à une exception près, aucune n’était labourée avant que je les acquière. Il ne faut pas dire que le vignoble propre est le fait des vignerons et le vignoble sale celui des maisons, ce serait trop simple !
Raphaël Bérèche : Je suis président de la section locale des vignerons de Ludes. Au domaine, nous n’utilisons plus de désherbants depuis 2003. Cela a été long, mais aujourd’hui, nous essayons de faire école dans les villages. Je dois vous dire que c’est très compliqué. Nous nous faisons railler voire insulter dans les réunions. Mais en tant que jeune négociant champenois, c’est à nous d’imposer une qualité de travail dans les vignes et cela se joue avant l’achat de raisin. Il n’y a que comme cela que nous ferons évoluer les mentalités.
Pierre-Emmanuel Taittinger : Et pourquoi évolueraient-elles à partir du moment où certaines maisons vous invitent à consommer du champagne avec du vermouth, de la vodka ou d’autres spiritueux ? Voilà une attitude désespérante. Ceux qui font cela détruisent la Champagne. Car à quoi bon payer six euros le kilo de raisin pour dire que l’avenir est au mélange du champagne et de la vodka ? Je trouve cela dramatique. Ce sont les fossoyeurs de la Champagne.
Alexandre Bader : Ceux qui font cela utilisent le nom “champagne” uniquement pour valoriser un cocktail. C’est scandaleux. Ce sont des apprentis sorciers du marketing, il faut ne jamais avoir posé le pied dans une vigne champenoise pour avoir imaginé pareille chose.
Raphaël Bérèche : Reste que les grands sommeliers internationaux assurent que l’appellation la plus novatrice et excitante depuis cinq ans, c’est la Champagne.
Alexandre Bader : Voilà qui est bien parlé : nous n’avons pas d’équivalent dans le monde. Certains nous chatouillent et cela nous incite à sans cesse améliorer la qualité de nos vins, mais on ne démarre pas un moment convivial ou festif dans le monde sans un verre de champagne. C’est fantastique ! Champagne est une appellation, mais aussi une marque sur laquelle il faut travailler car on l’a largement sous-estimée. Peut-être que les instances champenoises ne sortent pas assez pour mettre en avant le fabuleux patrimoine dont nous disposons.



Origine information: LARVF